PAOLO
ROVERSI
Un photographe parmi les anges
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Paolo Roversi, Italien de Paris, grande figure de la mode, publie un livre de nus aux antipodes du réalisme quotidien en vogue Il est un des grands photographes de mode, un de ceux qui ont révolutionné la couleur et l’approche du modèle dans les années 80. Mais Paolo Roversi n’est pas que cela. On en a la preuve dans le livre minimal, élégant, taiseux, sobrement intitulé Nudi, qu’il vient de publier. Aucune photo en couverture. Pas de textes. Quarante-six Polaroids de femmes nues et laiteuses, en pied, sans légende. Un coffret pour protéger ces visages fragiles et un signet pour en retenir un. « Un objet frugal », commente-t-il. Un livre qui ressemble à son auteur. La voix cassée, le regard bleu, un visage qui évoque David Niven, Paolo Roversi est un Italien de Paris qui, sans rien renier de sa culture, aurait ajouté un nuage british, et pas seulement parce qu’il a habité un temps à Londres, pour donner une définition de l’élégance et développer une œuvre consacrée à la beauté, aux antipodes d’un réalisme cru qui a gagné la photographie actuelle. Il est né en 1947 au bord de la mer, à Ravenne (Emilie-Romagne), et a grandi à côté des plus belles mosaÏques d’Europe. Elles l’ont marqué à jamais, comme toute l’iconographie de son enfance, notamment les images de missel qu’on commente au catéchisme. Son style vient de là : une figure centrale sur un fond neutre, souvent un blanc crémeux, un rapport direct au sujet, au corps, aux formes, aux couleurs. « La nostalgie de l’enfance est le premier moteur de mon travail. » Le second ? « L’inconnu. » Il parle de photographie aussi bien que de football : toujours de biais, plus proche des sentiments que des faits. « Ne pas comprendre me permet de rester spontané, chaque fois que je raisonne, j’ai du mal à faire des images personnelles .» Ainsi, les modèles de Paolo Roversi, invités à poser devant sa chambre Polaroid, dans son atelier parisien, sont transformés en anges, apparitions fantomatiques, flottant dans un univers intemporel et hypnotique, rehaussés de coloris fuyants. Un monde qu’il recompose dans son studio, auquel il consacrera son prochain livre – « Studio, c’est un beau titre, non ? » Jamais Paolo Roversi ne sera tapageur. Au point de se demander comment il a trouvé sa place dans une photo de mode souvent bruyante et pressée. Il a enrichi un style très reconnaissable – et copié – par des expériences qui le font avancer : une influence de la contre-culture des années 60 – la beat generation, Kerouac, Ginsberg, le Living Théatre; un goût pour les voyages dont il rapporte des images – le Yémen par exemple; une connaissance rare de l’histoire de la photo et une belle collection personnelle; une solide bibliothèque spécialisée; un art contemporain qui le passionne – l’art minimaliste, Spalletti dont les couleurs de terre se retrouvent dans ses images tout comme les tons indéfinis de l’Arte povera; un goût récent pour l’enseignement qu’il va délivrer, à partir de 2000 à l’ESAG, une école d’arts graphiques parisienne. Et puis il y a les rencontres. C’est ainsi qu’ayant eu vent d’un stage que Robert Frank dirigeait dans le sud de la France, et alors qu’il était déjà un monstre sacré de la photo de mode, il s’est inscrit parmi des jeunes, non pas pour suivre l’enseignement du grand Américain mais pour partager une expérience, devenue amitié. De tout cela est né Nudi, son premier livre. L’objet est d’une qualité rare. La couverture est en lin. La maison d’édition, Stromboli, a pour directrice sa femme, Laetitia Firmin-Didot. Roversi a surveillé l’impression, jour et nuit, chez l’imprimeur Steidl, en Allemagne. « Les magazines mal imprimés, j’ai l’habitude. Mais un livre reste. Je voudrais qu’on le regarde lentement. » Pourtant, l’impression ne le satisfait qu’à moitié. Comment imprimer ses images blanches où émergent le beige clair, le noir épais, les yeux, les cheveux, les poils pubiens? « J’ai failli abandonner et puis, après avoir jeté à la poubelle les essais de la nuit, j’ai décidé que je ne quitterai pas l’imprimerie sans le livre. » Roversi a mis à nu des mannequins entre deux prises de mode pour le Vogue Italien, Harper’s Bazaar ou W Magazine. Refusant « tout compromis commercial », il a écarté les actrices ou top models médiatiques – Laetitia Casta, Naomi Campbell, Isabella Rossellini – pour ne pas attirer « un certain public ». Il a conservé quelques mannequins et anciens mannequins connus, comme Kate Moss ou Inès de la Fressange, mais qui sont peu identifiables, certains étant photographiés il y a près de vingt ans. Peu importe, tant l’identification n’est en rien le moteur de la série. Toutes ces femmes étaient des professionnelles au moment de la prise de vue et pourtant elles semblent débuter. Roversi explique : « Ces nus, c’est mon histoire que je raconte. Ce sont des portraits de rencontres. Nues, les masques tombent. Elles ne peuvent plus jouer un rôle. Il n’y a plus de défense, il n’y a plus le rapport photographe de mode-mannequins. Elles n’ont plus de statut. Tous les petits « clichés », les sourires, les petits gestes, les poses, les mains, tout ça disparaît. Il reste leur regard, leur corps, leur sexe. Elles sont empruntées et un peu garçonnes. Il reste un moment de vide. Et pour moi, ce vide devient un moment de plein. On ne sait plus si elles sont belles, donc elles sont plus désirables que tous ces « nus érotiques » que l’on voit partout. »
Michel Guerrin Le Monde December 9th 1999